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À propos d'une création pour le service de médecine palliative du CHU de Rouen en 2011.

 

Haïku de papier
par Béatrice Martin

 

Forme, apparition et image.
Ce sont des agencements autour de formes dites primordiales qu’Elizabeth Erkel Deléris propose à notre regard. Repris, à partir de son jardin, de livres de botanique ou sur l’art médiéval, les motifs végétaux ou animaux ne doivent pas imposer un modèle immuable. D’où les moyens mis en œuvre pour qu’ils apparaissent comme détails ou grands espaces, tantôt en plein, tantôt en creux, évidés et montrant leurs ombres projetées qui varient en fonction de l’intensité et de la qualité de l’éclairage. Il ne s’agit pas de contrôler l’image, mais de la dégager d’une «violence du visible», de ce «marché qui ne cesse de tuer les images et tout espoir de liberté avec elle»1 . Dans notre monde contemporain, l’image est le plus souvent assujettie à un discours ou à une stratégie de communication et prisonnière d’un unique sens. L’artiste tente de la resituer, de nous la soumettre dans des moments d’apparition, parfois énigmatiques.
Les photographies réalisées par Marie Lebruchec pour ce catalogue, commandées par Elizabeth Erkel Deléris, prolongent cette volonté affichée de laisser place à plusieurs visions ou interprétations possibles. Rapprochées, prises entre les papiers travaillés en mille-feuilles de La terre est un ange ou à l'intérieur des Cocons ou des Jardins oniriques, elles invitent à des excursions dans des univers en mouvement. Invitation à celui qui contemplera les travaux in situ, ces photographies les font apparaître potentiellement comme vues au microscope, tissus, vestiges, archéologies, astres, planètes, mondes de lilliputiens, etc.

 

«L’interminable seuil du regard».
Dans le parcours et les ponctuations artistiques proposés, le premier élément est l’entrée du service de soins palliatifs. L’artiste indique que cette construction en métal découpé et sablé fait référence au moucharabieh. Il lui fallait évoquer «la séparation entre le public et l’intime». Si l’artiste rejoue cet élément d’architecture du monde arabe, qui permet de voir sans être vu, c’est à plusieurs niveaux. En effet, dans l’exercice de style de ce projet en hôpital, il faut prendre en compte les murs blancs, extincteur et lance à incendie, rouges, boîtiers, sol gris, etc. C’est alors avec un orange aurora pour la porte et un vert bourrache pour une partie du mur, qu’une rencontre entre l’art et le pré-existant s’ouvre. Le portique ouvragé vient jouer, entre le mat et le brillant, l’opacité et la transparence, un rôle ambigu. Il permet d’esquisser l’illusion de plages d’ombre entrelaçant un premier et un arrière-plan, dans un léger flottement. Outre la couleur et les matériaux, ce sont aussi les formes qui ont été travaillées, avec l’arbre comme référence. Dans le processus d’élaboration, l’artiste précise qu’elle a réalisé plusieurs dessins préparatoires, avec tout d’abord deux palmiers géométrisés, puis deux arbres plus figuratifs (détaillés) pour s’arrêter en définive sur «un croquis abstrait et simplement évocateur». L’artiste privilégie donc une forme «simplifiée» par rapport à l’objet de référence arbre, un peu comme un reflet, laissant osciller les données sensibles. Ce seuil, porte et portique, peut être défini comme l’annonce de ce qui est une proposition artistique, se développant derrière la porte, dans le couloir ou les pièces. Il annonce un travail du voir et du regard, qui définit ce qu’est l’image, par l’activité du spectateur, avec un devant et un dedans. L’image est en effet structurée comme un seuil, «dans la distance d’un regard suspendu»4. Sur ce seuil Elizabeth Erkel Deléris place une porte devenue singulière, doublement encadrée, nouant la présence en ces lieux de mondes hétérogènes.

 

Les légers souffles de la couleur.
Une fois passée la porte, apparaît une palette comprenant le blanc et d’autres couleurs qui rythment le hall, le long couloir et ses portes. Si le blanc peut être considéré ici comme couleur, c’est qu’il se montre dans des variations qui débordent «le blanc hygiénique» tel qu’il s’est imposé dans la société occidentale à partir du XVIIIe siècle5. Il n’est pas non plus neutre. Dans l’espace architectural il se trouve modifié par la lumière et d’autres couleurs qui le côtoient, s’y reflètent. Il est aussi très présent, et ce depuis longtemps, dans les divers travaux de l’artiste. Avec le papier tout d’abord. Chercher un nouveau papier est d’ailleurs pour Elizabeth Erkel Deléris une manière de «chercher d’autres voies», il la guide et nécessite aussi de s’adapter puisque chaque papier «réagit à sa façon». «Blanc bleuté», «blanc laiteux» ou «blanc crémeux» sont les termes utilisés pour évoquer les matériaux de ce Haïku de papier. Cette manière d’aborder la couleur, en partant des données du support et des matériaux, est à situer au croisement de l’art d’Extrême-Orient, de la tradition occidentale et des pratiques artistiques de l’art moderne et contemporain. La couleur et la qualité du support peuvent être lieu de «l’interaction entre le haut et le bas, entre ciel et terre»6, condition d’apparition d’un «hiéroglyphe du souffle». Les nuées sont un thème récurrent dans le travail de l’artiste et l’on voit apparaître, en arrière-plan de chaque Jardins oniriques, une forme qui lui fait écho, sorte de nuage en cire. À travers la cire, la lumière passe différemment, sous de petits reliefs, par des incisions ou picotis, avec des «touches» colorées placées sous ou sur le papier. Le nuage loin d’être uniquement un signe iconique –élément du ciel-, est aussi «le matériau d’une construction»7 dans une représentation où «tout se meut». Les nappes lumineuses et éclats colorés, les formes en ombres projetées, «excitent le flux de la mémoire». Les couleurs expriment, dans la légèreté ici à l’œuvre, «des fonctions pour ainsi dire vitales, mais elles ne relèvent pas, en général, de la mécanique grandiose du cœur – plutôt de la respiration (…)»8.

 

 

Béatrice Martin enseigne les arts plastiques à l’Université Paris 8.
Commissariats d'expositions.
Publications de textes sur des oeuvres de J.-M. Alberola, Antonin Artaud, Glen Baxter,

Noël Dolla, Philippe Favier, Robert Filliou, Daniel Lê, Annette Messager...
Livres d'artiste.
Beatrice Martin suit mon travail depuis de longues années

et m'a souvent judicieusement guidée.
E.E.D.

 

 

 

3-Haïku du XXe siècle, Le poème court japonais d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2007, Présentation de Corinne Atlan et Zéno Bianu, p. 9-12.

1-Marie-José Mondzain, L’image peut-elle tuer ?, Paris, Ed. Bayard, 2002, p. 87.

2-Georges Didi-Huberman, «L’interminable seuil du regard», Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Ed. de Minuit, 1992 p. 183-200.

4-Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, .Ibid., p. 192. L’auteur précise que «le motif de la porte est, bien sûr, immémorial : traditionnel, archaïque, religieux» ; la porte «est toujours commandée par une loi».

5-Manlio Brusatin, Histoire des couleurs, trad. Claude Lauriol, Paris, Flammarion, 1986, p.80.

6-Hubert Damish, Théorie du nuage, pour une histoire de la peinture, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 304.

7-Op. cit., Hubert Damish, Théorie du nuage, p.29.

8-Op. cit., Manlio Brusatin, Histoire des couleurs, p. 15.

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