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À propos d'une création pour le service de médecine palliative du CHU de Rouen en 2011.

« Vivants jusqu’à la mort » : un autre regard
Nous vivons à l’ère du jetable, et des déchetteries qui atteignent parfois la taille des pyramides de l’ancienne Egypte.
Rien d’étonnant que des hommes et des femmes, quand ils touchent aux limites de leur vie, où leurs corps, et parfois aussi leurs esprits, cessent d’être ces serviteurs qui accomplissent leur besogne sans se faire remarquer, soient considérés, ou tentés de se considérer, comme des déchets qu’il vaut mieux cacher aux regards des autres.
Dans sa Cantate Les Limbes, le sociologue-poète Luc Boltanski nous fait visiter l’un de ces palais de la mort, où l’aluminium règne en maître, « blanc le carrelage et blancs les nettoyeurs », où « ce qui différait est réduit à rien » et où « tout n’est qu’attente » :

 

« Ô dernier palais !Palais de l’attenteD’elle, j’ai découvert, ici, la substanceJ’en ai respiré l’air : j’ai bu son odeur »

 

Ces lieux de transit, pour des corps et des âmes en stand-by, peuvent-ils être, ou devenir, des lieux de vie pour les mourants, tout comme pour les survivants qui les entourent, les assistent et les soignent ?La question mérite assurément d’être posée, tant ses enjeux sociaux, humains, philosophiques, voire religieux sont considérables.Pour les philosophes de l’Antiquité, le « souci de la mort » - meletè thanatou – était non seulement l’un des critères d’authenticité du philosopher, mais aussi un véritable « art » auquel il fallait s’exercer. Aujourd’hui, où l’insouciance, c’est-à-dire aussi bien le refoulement, règne en maître sur nos comportements, cet art mérite d’être réinventé. Cela ne peut se faire que si dans « souci », on entend également le beau nom de « sollicitude ».Quels peuvent être les objectifs de pareille sollicitude ?Je les résumerai en une seule formule que j’emprunte au titre d’un ouvrage posthume de Paul Ricœur : Vivant jusqu’à la mort.« Vivants jusqu’à la mort » : la formule cesse d’être un truisme et se transforme en immense défi, dès lors que nous prenons conscience du fait que bien des vivants en bonne, ou en mauvaise santé, se comportent comme s’ils étaient déjà morts, parce que les « raisons de vivre » leur font défaut, de même que d’autres relèguent ceux qui doivent accomplir le grand passage dans des « Limbes » qui sont tout, sauf des lieux de vie. Ce seraient, comme me le disait un jour Ricœur, des lieux où on l’on peut se dire « adieu » et « merci », ou encore, pour citer l’une des premières formules de son Journal, griffonné dans les mois précédant sa mort, des lieux où peut s’effectuer le « tardif apprentissage » d’une gaieté jointe à la grâce espérée d’exister vivant jusqu’à la mort » .La « gaieté » est, dans ce cas, l’ultime expression « de l’appétit de vivre coloré par une certaine insouciance » . Un tel appétit, autrement dit, « la joie de vivre jusqu’à la fin », on s’en doute, ne va jamais de soi et n’est pas à la portée de tout le monde. Il demande à être encouragé, voire même stimulé.C’est ici que le travail de l’artiste entre en scène.Son rôle n’est pas de nous divertir, ni de nous distraire. Il est de nous rappeler la vérité profonde de la parole du poète Hölderlin, qui passait les quarante dernières années emmuré dans une tour à Tübingen, au bord du Neckar : « Plein de mérite, mais poétiquement habite l’homme sur cette terre… ».« Poétiquement », cela ne veut pas dire écrire ou lire des poèmes, ni se bercer de douces illusions ; c’est la capacité de donner et de trouver (parfois aussi de recevoir !) un sens qui est d’un autre ordre que le purement factuel, parce qu’il touche aux ressources les plus profondes et les plus essentielles de la vie. Là où ces sources vives coulent encore, souvent en se frayant un « lit » nouveau et imprévu, l’agonisant (celui qui livre un combat à nul autre pareil) est plus qu’un simple moribond (un corps en proie au travail de la mort).C’est à cette différence essentielle que nous sensibilise le travail lumineux d’Elizabeth Erkel Deleris qui me semble rejoindre ce que Ricœur dit du fond du fond du témoignage du médecin de l’unité des soins palliatifs : « la grâce intérieure qui distingue l’agonisant du moribond consiste dans l’émergence de l’Essentiel dans la trame même du temps de l’agonie. »Tout n’est-il qu’affaire de regard ?, se demandera-t-on peut-être, à quoi le cynique ajoutera que les regards ne pèsent pas bien lourd dans la balance des équilibres ou des déséquilibres économiques.Encore ne faut-il pas oublier qu’il y a des regards qui changent tout : « Le regard qui voit l’agonisant comme encore vivant, comme en appelant aux ressources les plus profondes de la vie, comme porté par l’émergence de l’Essentiel dans son vécu de vivant-encore, est un autre regard. C’est le regard de la compassion et non du spectateur devançant le déjà-mort. »Celui qui s’exerce à un tel regard osera peut-être comparer ces agonisants aux « lances levées à toutes frontières de l’homme » que sont, pour le poète Saint-John Perse, les Oiseaux de Braque :« Avec toutes choses errantes par le monde et qui sont choses au fil de l’heure, ils vont où vont tous les oiseaux du monde, à leur destin d’êtres créés... Où va le mouvement même des choses, sur sa houle, où va le cours même du ciel, sur sa roue - à cette immensité de vivre et de créer dont s’est émue la plus grande nuit de mai, ils vont, et doublant plus de caps que n’en lèvent nos songes, ils passent, nous laissant à l'Océan des choses libres et non libres...Ignorants de leur ombre, et ne sachant de mort que ce qui s’en consume d’immortel au bruit lointain des grandes eaux, ils passent, nous laissant, et nous ne sommes plus les mêmes. Ils sont l’espace traversé d’une seule pensée. »   

 

Jean Greisch

Romano Guardini Lehrstuhl

Humboldt-Universität zu Berlin.

 

Originaire du Grand-Duché de Luxembourg, ancien Doyen de la Faculté de Philosophie de l'Institut Catholique de Paris, est actuellement titulaire de la Chaire Romano Guardini à l'Université Humboldt à Berlin. Son champ de recherche est la philosophie herméneutique contemporaine et la philosophie de la religion.

 

1. Luc Boltanski, Les Limbes, Paris, MF, 2006, p. 37.

2. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Ed. du Seuil, 2007.

3. Ibid., p.35.

4. Ibid., p.39.5-6. Ibid., p.43.7 Saint-John Perse, Oiseaux XIII.

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