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NUE

Lumière, Lumière… Lumière seule !

 

Propos et réflexions sur le travail d’Elizabeth ERKEL-DELERIS à la Chapelle Saint Julien de Petit-Quevilly

Par Jean-Claude Thévenin

 

"Le monde est ce que l'artiste en fait.La raison n'a pas la primeur par rapport à la déraison, au paradoxe, à l'hyperbole, à l'hallucination…"  

 

                                           Mark Rothko

 

 

Nous commencerons par deux petits contes à forte densité philosophique pour introduire l’œuvre esthétique d’Elizabeth Erkel-Deleris présentée durant un mois en cette chapelle Saint Julien de Petit- Quevilly, contes aussi éloignés l’un de l’autre dans le temps que dans leur contenu mais qui participent tous les deux d’un même univers. Univers pensable à partir « d’un monde intermédiaire » pressenti et médité par certaines philosophies,occidentales et orientales.

 

Il y a d'abord à l'origine de ce travail, un conte tiré du Mathnawi, de Rumi, maître soufi du XIIIème siécle.

Une rivalité s’engage entre les byzantins perçus comme les maîtres de la sagesse et les chinois considérés comme des artistes sans rivaux au cours d’une joute d’excellence pour la décoration du palais du Sultan. Pendant que les chinois s'attèlent à la peinture, les sages byzantins, pour faire œuvre, se mettent à polir les murs afin que ceux-ci deviennent clairs et purs comme le ciel.Toute teinte et couleur doivent disparaître… le reflet des peintures chinoises vient frapper ces murs purifiés de toute souillure. Tout ce que le Sultan avait pu voir dans la salle des chinois semblait plus splendide ici.Seul le cœur poli par l'ascèse est susceptible de devenir le miroir sans tache où se reflète le divin.

 

L’autre conte nous intéresse au plus au point car c’est l’histoire de Saint Julien l’hospitalier que nous raconte Gustave Flaubert.La chapelle Royale de Petit-quevilly lui a été dédiée, elle abritait en son sein au cours de son histoire, une léproserie.

Julien chassa dans la forêt quand un cerf lui prophétisa qu'un jour il tuerait son père et sa mère. Pour échapper à cette fatalité, il quitta le pays sans explications. Un jour où il s'est absenté et qu'il revient en pleine nuit, il trouve dans son lit un couple enlacé. Croyant à un adultère, il tue l'un et l'autre pour s'apercevoir que c'est son père et sa mère qui étaient partis à sa recherche.

Devant cette horreur Julien se retire dans l'ascétisme. Il s'installe au bord d'une rivière particulièrement dangereuse proposant ses services aux voyageurs qui souhaitent traverser. En pleine nuit, il entend une voix qui l'appelle. L'homme est un vieillard lépreux couvert de pustules suintantes, le visage rongé, les yeux injectés, l'haleine nauséabonde. Après l'avoir fait traverser, il lui offre l'hospitalité. Il lui donne à manger le peu qu'il a, il lui offre le vin qui reste. L'homme a froid, il allume un feu. L'homme veut se reposer, il lui propose son lit. Une fois couché, l'homme grelotte. Julien le couvre, mais ce n'est pas suffisant, l'homme veut encore plus: "Viens te coucher près de moi pour me tenir chaud," dit-il. Julien s'allonge à côté de lui. "retire tes habits que ton corps me réchauffe", Julien se déshabille et se colle contre le vieillard. "couvre moi de ton corps", Julien couvre le lépreux de son corps, poitrine contre poitrine, bouche contre bouche et le vieillard le serra très fort dans ses bras..."...et ses yeux tout à coup prirent une clarté d'étoiles, ses cheveux s'allongèrent comme les rais du soleil, le souffle de ses narines avait la douceur des roses, un nuage d'encens s'éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé, et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se déployait, et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre Seigneur Jésus, qui l'emportait dans le ciel."

 

 

La proposition artistique d’Elizabeth Erkel-Deleris nommée NUE présentée en cette chapelle, exemplifie la structure duelle sur laquelle se fonde notre relation personnelle au grand Autre. Interface ou pressentiment d’une autre relation plus fondamentale qui ne serait point exactement la distinction entre l’intelligible et le sensible, l’incorporel et le corporel. Pressentiment du possible d’un niveau de conscience élevé qui assume les différents plans de la dualité entre le visible et l’invisible dans les états très subtils de son échange avec le dense, entre le terrestre et le céleste, dans une perception traversante nous faisant intuitivement comprendre que l’état matériel terrestre n’est nullement en soi une dégradation de l’être. L’être était lui-même avant, comme il le sera après cette traversée de l’état matériel terrestre, un corps glorieux de lumière.

 

Ce dispositif visuel d’Elizabeth Erkel-Deleris installé quasiment au centre d’un « cœur spirituel » de l’édifice de la chapelle va faire jaillir une autre lumière de la conscience et tenter de nous montrer que les modes de l’aperception des êtres et des choses peuvent aussi s’établir au travers de la rencontre de la personne avec son Ange."NUE" actualise dans sa vibration subtile de lumière diaphane d’un blanc ou d’un blanc-doré parfois, selon les jeux différentiels de la lumière naturelle qui pénètre dans la chapelle, l’action invisible de forces qui ont certes leur expression propre, simplement physique dans les processus naturels mais sont capables de provoquer l’entrée en jeu d’énergies psychiques négligées ou paralysées par nos habitudes. Ces forces une fois libérées selon leur plus ou moins grande intensité, pourraient s’écouler directement dans l’Imagination créatrice. Celle-ci, plus libératrice d’émotion spirituelle, loin d’être processus d’invention arbitraire, rejoindrait ce que les alchimistes appelaient Imaginatio vera, qui est l’astrum in homine.

Une faculté de connaissance aussi réelle, sinon plus, que les organes des sens. Cette perception Imaginale équivaut à une dématérialisation, elle change en un pur miroir, en une transparence spirituelle, la donnée physique imposée aux sens.

 

C’est ce travail d’une force et d’une pertinence actuelles que nous rappelle Elizabeth Erkel-Deleris non sans une certaine émotion et avec poésie. Car l’art depuis sa très longue tradition et dans sa plus grande des composantes nous a toujours indiqué ce merveilleux chemin de réflexion et de contemplation que sont ces différents états de Lumière que sont les êtres et les choses.Ce n’est pas par hasard si, avec "TENEBRE LUMINEUSE" de 2003, travail antérieur à " NUE", composé d’une grande série de dessin-peinture au noir de fumée et à la cire, notre artiste s’était risqué à l’interprétation de l’univers de Dante sur l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis. Dans cette série de travaux, une merveilleuse technique de Lumière transparente, la diaphanéité de Lumière blanche et la présence de l’Ange commençaient à se manifester.Dans "TENEBRE LUMINEUSE" se constituait déjà à travers l’ombre, reflet de l’éclat du visible, ce monde intermédiaire des formes. Le voile intitulé « NUE » de 2006 va porter à sa juste intensité et magnificence cette déclaration plus blanche de la lumière avec comme corollaire, le resserrement de la dualitude Lumière-Ténèbre. Ce monde intermédiaire des formes qu’il ne faut pas confondre avec le monde des idées de Platon, est monde réservé à l’Imagination primordiale active qui ne construit pas de l’irréel, mais dévoile le réel caché qui est finalement annonciation de l’âme à elle-même. Voilà ce que ce travail sur le voile nous dévoile. Un rituel artistique, une invitation à l’opportunité d’un tel ressourcement, à cette faculté créatrice qui va au-delà de la simple imagination.

Notre artiste impliquée ici dans cette chapelle nous rappelle en citant Danièle Gutmann en ce lieu qu’elle va sacraliser, que dans la tradition hébraïque, la Nue se présente souvent sous la forme d'un écran… "elle révèle tout en voilant, elle contribue à la définition même de la transcendance".

Cette intersection entre profane et sacré que notre artiste manifeste sous la métaphore d’un voile composé de 26 bandes de papier, redessine l’abside à l’intérieur de la nef. Le chiffre 26 advient dans cet espace comme l'une des manifestations de la Source, chiffre qui dans la tradition juive est le nom sacré du Dieu.

 

A l'extèrieur, donc côté profane, on peut y voir le travail de matière, de surface, des dessins à motifs floraux se référant à ceux de la chapelle. Ils nous rappellent certains papiers découpés de Matisse ou des figures de toiles d’araignées ou formes de constellations ou encore par le jeu de l’analogie et de la digression, le travail de la fileuse. Des grattages, perforations, parsèment comme de subtiles notes de musique l’ensemble des lés et nous donnent les mêmes sensations que l’écriture en braille utilisée par l' artiste pour la réalisation du livre tactile, présenté dans la chapelle, sur le Mathnawî de Rumi, et dont nous avons parlé plus haut.

 

De l'autre côté, tout change. L'œil perd la rationalité des figures découpées du côté recto, il doit s’éprouver, s'habituer à une autre logique de la perception visuelle, les images sont indéfinies, fugaces, mouvantes, leurs lectures s'effacent et s'imposent par intermittences dues au travail particulier entre l’ombre et la lumière, au léger décollement entre les deux surfaces indépendantes de papier qui composent l’ouvrage. Mirage ou hallucination !.. Véronique Mauron dans le « Signe incarné » nous rapporte que « les ombres et les reflets désignent une forme"infigurable" et souterraine qui travaille la représentation. Le monde incertain des ombres côtoie celui tangible de la réalité ». Cette tangibilité de la réalité accompagnée de cette épreuve de l’incertitude nous annonce aussi une autre réalité que seule une conscience autre peut appréhender.

 

Ce voile est méditation nous dit l' artiste au cours de ses réflexions. Tel notre esprit agité par le flot incessant de nos pensées, le voile laisse apparaître par intermittence lumière et pénombre et il faut se mettre à cette belle école de l’ascèse de la conscience comme dans le conte soufi. Nous sommes à ce niveau de la problématique soulevée par ce travail d’Elizabeth Erkel-Deleris au cœur d’un parcours initiatique avec son engagement artistique formel très contemporain. C’est à cette faculté particulière, à cet état de l’être atteint au travers d’une pensée parfaite de quiétude et de douceur, une Imagination méditante et silencieuse, qu’Elizabeth Erkel-Deleris essaye de nous conduire par son installation en cette chapelle Saint Julien… Pensée parfaite au pur regard d’Amour.

Cette perception qui équivaut à une dématérialisation, change en un pur miroir, en une transparence spirituelle, la donnée physique imposée aux sens. Elle est l’âme visionnaire ou l’organe visionnaire de l’âme, la lumière qu’elle projette et qui fait voir, simultanément aussi la lumière qui est vue. En cela Elizabeth Erkel-Deleris appartient à la nature de ces « Etres féminins » incarnés qui accompagnent ceux qui veulent Voir leur Moi transcendant « célestiel » que l’on nommait dans l’hermétisme, la Korê, « la vierge de Lumière » dans le manichéisme ou encore la Daênâ dans la cosmologie mazdéenne. Dans l’histoire de Saint Julien, le vieillard qui le serra très fort dans ses bras, ce lépreux couvert de pustules suintantes, est cette rencontre avec la Figure céleste qui vient en face à face avec l’âme à l’aurore de son éternité. Cette ouverture à ce Moi transcendant « célestiel », est l’individualité essentielle qui se réalise en la foi.

 

Ce traitement artistique qui nous est présenté ici se révèle être aussi comme par hasard, cette quête spirituelle de la plus grande et belle tradition des grands maîtres de la lumière qu’ont été les Maîtres Verriers à travers leurs réalisations dans les cathédrales gothiques. En quelque sorte Elizabeth Erkel-Deleris introduit subrepticement et à son insu en ce lieu maintenant sécularisé premièrement : la dimension du sacré qui était le sien ; deuxièmement : une nouvelle naissance à son devenir gothique ou sa transfiguration céleste en son Être de Lumière. Elle instruit à travers son installation, l’archétype de cette chapelle, son Ange tutélaire flamboyant en la Lumière gothique.Se dévêtir de sa robe matérielle comme Saint Julien, c’est rejoindre l’état du Corps de Lumière, pure incandescence diaphane aux Lumières archangéliques. Ne pas faire d’ombre, c’est la propriété du corps glorieux… Lumière, Lumière… Lumière seule.

 

 

JC Thevenin

 

 

 

 

 

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