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À propos d'une création pour le service de médecine palliative du CHU de Rouen en 2011.

 

L’œuvre de la fragilité.

par Frederic Worms

 

Le rôle de l’art d’Elizabeth Erkel Deleris dans le service des soins palliatifs de Rouen est très précis à nos yeux : il consiste à rappeler que toute relation de soin ouvre par elle-même sur le monde naturel et humain, sur la beauté et la création. Il ne s’agit donc pas d’un « décor » extérieur et trompeur ; pas non plus d’une « symbolique » lourde ou violente (de la mort ou de la vie) ; pas du tout, enfin, d’un « soin » qui prétendrait prendre place à côté, ou (« palliatif » dans le palliatif) « à la place » du soin médical, proprement dit. Non, il s’agit de ceci : montrer que les soins palliatifs sont bien des soins, qu’une relation réelle de soin a pleinement lieu ici et maintenant, que, loin de disparaître, elle s’intensifie même ici, pour soulager les souffrances avant tout, pour accompagner l’individu et ses proches, ensuite, pour remplir une tâche sociale de justice, encore, et aussi, finalement, pour ouvrir sur le monde. Le soin réussi, « suffisamment bon » (au sens que Winnicott donne à cette admirable expression) fait tout cela. Nous l’oublions le plus souvent, car, en dehors des soins de la petite enfance, de la maladie grave, ou de la grande précarité, nous dissocions les tâches du soin. Nous aimons à compartimenter le soin technique, le soutien moral, la solidarité sociale, le souci du monde. Nous avons les médecins, les amis, les institutions, et l’art. Mais chacun des soins « comprend » tous les autres, et la faiblesse extrême de certains corps humains les rappelle à leur unité, pour les rassembler tous, sans les confondre, depuis le soin médical, et autour de lui.Ainsi serait-ce aggraver la « solitude des mourants » (selon l’expression de Norbert Elias) si l’art servait ici à isoler encore, à « s’évader », à s’opposer aux autres formes du soin, dans une anticipation supposée de « la mort » ou une nostalgie inavouée de « la vie ». Ce que fait Elizabeth Erkel Deleris, c’est tout autre chose : le bois peint et résiné, le papier plié, superposé, découpé, disent que le geste esthétique est attentif à la fragilité et que l’attention à la fragilité (ce concept précis, central, en gériatrie surtout) est pleinement créatrice ou recréatrice. Les « coques » ou « coquilles » ne sont pas des vaisseaux mythologiques, mais l’embarcation commune du soin ; ce ne sont pas des momies modernes, mais plutôt la part d’œuvre des berceaux antiques d’osier et des immémoriaux bandages humains. Le papier fait voir en transparence le sourire d’une forme, comme on reconnaît tout à coup un visage aimé, sous les rides et les plis parfois si déformants des maladies extrêmes. Parcheminés, les corps ne sont pas seulement précaires, ils sont feuilletés ; ce sont des palimpsestes où, sous l’écriture douloureuse de la maladie, il y a encore celle de la vie, tout comme une voix inimitable et encore audible, telle celle de Socrate, dans ses dialogues, sort encore des vieux papyrus que les savants déchiffrent avec minutie. Ainsi, c’est bien de ce soin présent, ici et maintenant, dans ce « service » et au-delà d’un « service » ( terme où l’on entend à la fois la ferveur d’un dévouement, la froideur d’une administration, le risque de la servitude, toutes les ambiguïtés fragiles et fortes du « soin »), c’est bien de ce service donc, que l’œuvre procède.Insistons-y une dernière fois : bien loin d’être une exception et une évasion, hors de ces soins que l’on dit trop vite « palliatifs », et qui plus est pour en détourner les yeux (de chacun ou de tous), l’œuvre et les œuvres viennent rappeler ici, jusque dans ce soin « ultime », l’unité et l’ouverture du soin, qui valent partout, mais que l’on oublie souvent. Jamais le soin n’est seulement et en un sens étroit « médical », même s’il l’est, d’abord, et, sans doute, toujours. Mais il est toujours, aussi, moral et social, relation et création. Il ne vaut pas seulement par ce qu’il cherche bien sûr à éviter (la mort et, à défaut, la souffrance) ou à préserver (la vie et, avec elle, tout le reste), mais en lui-même, comme cette relation depuis laquelle, justement, la mort, mais aussi la vie, la société, et le monde, prennent (et parfois risquent de perdre) leur sens, entre les hommes.

 

Frédéric Worms est Professeur de philosophie à l'Université Lille-3,Directeur du centre international d'étude de la philosophie française contemporaine à l'Ecole Normale Supérieure.

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